En terme de gestion des ressources humaines, il existe de nombreux modèles et l’important est de choisir celui qui servira le mieux notre organisme et notre équipe.
Nous avons réalisé une entrevue avec Rachel Billet, directrice générale de la Machinerie, pour qu’elle nous partage ses idées sur la question, l’expérience qu’elle acquiert progressivement dans cette organisation et quelques pistes pour une gestion harmonieuse des ressources humaines.
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Machinerie : Un des gros enjeux en ressources humaines est souvent de parvenir à mobiliser une équipe de façon pérenne. Comment est-ce possible selon toi?
Rachel : Pour mobiliser une équipe de façon pérenne, il faut d’abord trouver les bonnes personnes pour constituer une équipe. C’est la base. Plutôt que chercher des compétences, des habiletés ou chercher à atteindre un haut taux de productivité, je pense qu’on devrait avant tout chercher des personnalités, des profils de personnes qui vont s’impliquer dans l’organisation et partagent notre vision et nos valeurs. Je crois aussi énormément au principe de réciprocité : l’employeur choisit l’employé tout autant que l’inverse. C’est quelque chose que j’ai réalisé lors des derniers recrutements à la Machinerie alors que les dernières recrues ont vraiment fait le choix délibéré de venir travailler dans notre équipe. Après, il peut y avoir un piège dans le recrutement qui consiste à embaucher exclusivement des personnes qui nous ressemblent. Je crois au contraire qu’il faut accepter d’aller chercher des profils qui vont nous déstabiliser et amener des petites confrontations dans les idées, car c’est ce qui va faire grandir l’organisation.
Machinerie : La gestion des ressources humaines dans le milieu des arts et de la culture présente-t-elle des enjeux particuliers? Quelles solutions peuvent être mises en œuvre par les organisations pour pallier ces défis?
Rachel : Dans le milieu des arts et de la culture plus spécifiquement, nous croyons que nos enjeux pour pérenniser des équipes résident dans le manque de ressources financières et matérielles. Il est répandu comme gestionnaire d’accepter un mandat offrant des conditions de travail moindres parce qu’on œuvre dans le milieu stimulant des arts, mais ce n’est pas un choix pérenne! Les expertises que nous portons et notre capacité à œuvrer autant comme grands généralistes que comme grands spécialistes ont une grande valeur. Il y a plusieurs initiatives qui peuvent être mises en place pour pallier cette réalité. La première étape selon moi devrait être la consolidation des équipes déjà en poste. On peut y aller par étape, en proposant par exemple des augmentations annuelles en se basant sur l’indexation du prix à la consommation. Mais on peut penser également à d’autres initiatives au-delà des conditions monétaires, par exemple la flexibilité de l’horaire, la possibilité de faire du télétravail, faire profiter l’équipe d’invitations pour aller voir des spectacles, réserver un budget pour des formations à l’externe pour les employé·e·s, offrir une photographie professionnelle aux frais de l’organisation au début du mandat, etc. Ce sont des petites choses qui peuvent faire la différence et donner envie à quelqu’un de s’impliquer de façon plus pérenne dans une équipe. Ensuite, quand l’équipe en place est bien consolidée, on peut penser entamer un processus de recrutement lorsque des ressources suffisantes sont disponibles.
Machinerie : Mais, même avec de bonnes conditions, le milieu culturel connaît une certaine pénurie de main-d’œuvre.
Rachel : Effectivement. À la Machinerie, nous recevons souvent des demandes d’organisations qui peinent à recruter, alors qu’elles offrent des conditions salariales équivalentes à d’autres secteurs d’activités. Je pense qu’il y a un énorme travail à faire de revalorisation – ou de valorisation car je ne sais pas si ça a déjà été valorisé -, de tous les métiers de gestionnaires culturel·le·s, de tous les emplois complémentaires à l’acte de création, qui contribuent à développer et enrichir notre patrimoine collectif. Je ne sais jamais quoi répondre quand, à la douane ou dans mon entourage par exemple, on me questionne sur mon métier. C’est un métier inconnu, que les gens comprennent mal.
Machinerie : Peux-tu nous parler du type de gestion des ressources humaines qui est mis en place à la Machinerie?
Rachel : À la Machinerie, nous avons adopté un modèle de partage des responsabilités basé notamment sur le principe d’autodétermination. Nous avons tous et toutes été engagé·e·s pour des mandats spécifiques, mais nous sommes très perméables dans la répartition des tâches. Pour chaque mandat, il y a souvent un·e porteur·euse principal·e et deux ou trois porteur·euse·s secondaires qui apportent leur soutien dans la réalisation du projet. Cette façon de travailler permet d’enrichir la vision que j’essaie de porter, qui est en fait la vision des co-fondateur·trice·s de la Machinerie et celle des administrateur·trice·s actuel·le·s du conseil d’administration. Ce n’est pas toujours facile et cela prend du temps car il faut se relancer, se faire confiance et parce que tout le monde travaille un peu à son rythme et avec ses propres méthodes. En tant que direction générale, cela implique de faire preuve de lâcher-prise et d’accepter de ne pas avoir pas le contrôle sur tout. La confiance, c’est ça la clé. Et ça commence par la confiance en soi, en son propre rôle de leader.
Machinerie : Sens-tu que cette méthode a un impact positif dans la réalisation des mandats?
Rachel : Cela prend du temps à instaurer, mais c’est beaucoup plus facile depuis que nous avons commencé à travailler avec un facilitateur de gestion de tâches (Meistertask), et ce, à plusieurs niveaux. Cela m’a par exemple enlevé une charge mentale énorme : tout d’un coup, tout ce qui était dans plein de tiroirs de mon cerveau se retrouvait dans un logiciel organisé pour ça, avec des échéances que tu peux reporter, etc. Cet outil a aussi permis de clarifier le système de porteur·euse de projet. C’est plus facile de jouer le rôle de « chef d’orchestre » et de répartir les projets et les responsabilités entre les membres de l’équipe, et d’assurer le suivi. L’enjeu principal d’une telle gestion est de s’assurer que la répartition des dossiers soit équitable et que chaque personne de l’équipe soit stimulée dans son travail au quotidien. Ce que je souhaite, c’est que la Machinerie soit une sorte de pépinière de gestionnaires culturel·le·s, un tremplin, autant pour des artistes qui veulent se former en administration des arts, que pour des gestionnaires culturel·le·s qui souhaitent développer leurs compétences ou leur ancrage dans le milieu de la culture.
Le plus grand enjeu est donc à mon sens de trouver un style de leadership qui corresponde à sa personnalité, à sa génération. Et de toujours rester 'agile'.
Machinerie : Selon toi, est-ce que le modèle de hiérarchie horizontale pourrait être plus développé dans le milieu de la culture?
Rachel : C’est une bonne question. C’est un modèle assez radical et il faut vraiment y réfléchir collectivement : est-ce que c’est le bon modèle pour notre organisation? Je trouve qu’en ce moment à la Machinerie, on touche à un entre-deux qui fonctionne très bien.
Dans le cas des compagnies de création à créateur·trice unique, j’aime beaucoup le concept d’une direction bicéphale – direction générale / direction artistique -, que peuvent compléter de manière ponctuelle des ressources plus spécialisées pour des mandats spécifiques. C’est un modèle auquel je crois beaucoup parce que je crois à la complémentarité. J’ai été dans cette posture de direction générale et c’est très intéressant d’avoir des méthodes et des approches parfois aux antipodes d’une direction artistique, car on voit que ça a un impact positif sur le déploiement de l’organisation.
Machinerie : Tu sembles réfléchir beaucoup également à la façon d’incarner le rôle de direction générale.
Rachel : Oui. J’ai eu un déclic récemment lors d’une conversation avec Paul Langlois (gestionnaire culturel) dans le cadre du Microprogramme de leadership artistique à l’École nationale de théâtre. Il m’a fait réaliser que le rôle d’une direction n’est pas ce que j’avais expérimenté auparavant, à savoir une direction générale qui embrasse toutes les responsabilités et délègue un peu par type de compétences à son équipe. Son postulat est au contraire que la direction générale est au service de son équipe et que son rôle est de les accompagner, de dénouer les problèmes qu’ils rencontrent, et de se rendre disponible pour les aider à accomplir leur mandat. Cette discussion a vraiment fait écho en moi et a clarifié mon rôle par rapport à l’équipe.
La situation provoquée par la Covid a également eu un impact sur la façon dont j’entrevois mon rôle. J’ai réalisé, par exemple, qu’en fermant le bureau physique de la Machinerie l’environnement de travail impactait beaucoup notre dynamique de travail. Nous étions dans un espace ouvert, clairement trop petit, et dès qu’il y avait une question, elle m’était toujours adressée. Il ne pouvait pas y avoir de discussions entre deux personnes de l’équipe sans que la direction intervienne, ce qui me donnait le sentiment d’être constamment interrompue, de ne pas pouvoir me concentrer. Avec le télétravail, ces discussions-là peuvent avoir lieu sans que je sois impliquée. Cela fait qu’il y a une plus grande prise en charge des mandats par chaque personne de l’équipe. On a des réunions régulièrement pour échanger sur les projets, mais nous avons de plus grandes périodes de travail seul·e·s et une meilleure qualité de présence, il me semble.
Machinerie : Certains employeurs ont des réticences par rapport au télétravail et ont peur que cela ait un impact négatif sur le rendement et le travail. Toi, tu sembles à l’inverse n’y voir que du positif.
Rachel : Avant le contexte de pandémie, j’avais des craintes liées au télétravail, parce qu’on n’avait pas vécu collectivement cette expérience, donc on n’avait pas tous les outils pour ça. Au final, je pense que mes réticences étaient non fondées. Cela fait maintenant six mois qu’on travaille à distance, il faut attendre encore avant de faire le bilan du changement, mais pour l’instant, il y a pour toute l’équipe quelque chose de très positif dans cette expérience-là. On a mis en place des outils et des façons de travailler. Au début par exemple, on se rencontrait une fois par jour pour aborder un sujet spécifique (lundi : planification de la semaine, mardi : suivi des services, etc.) ; depuis peu, on a diminué à trois réunions par semaine. Il me semble essentiel d’avoir ces moments pour se retrouver, échanger sur ce que l’on fait, pour placoter d’autres choses aussi que du travail.
Machinerie : En tant que directrice générale, tu sembles avoir à cœur le bien-être des membres de ton équipe et leur développement personnel. Comment favoriser cet épanouissement dans ton équipe?
Rachel : Si leur épanouissement est une priorité, c’est parce que c’est aussi une priorité pour moi! Une des clés, je pense, est de favoriser les apprentissages et le développement de compétences dans d’autres domaines que le nôtre. Par exemple, à la Machinerie, certain·e·s d’entre nous œuvrent dans un milieu disciplinaire en particulier, mais nous sommes amené·e·s à travailler pour des artistes qui ont d’autres types de pratiques artistiques, ce qui est déjà une belle force de stimulation. Il me semble aussi important de développer la confiance dans son travail, dans sa capacité de gérer et mener à bien un projet, et de renforcer certaines habiletés et compétences. J’organise des rencontres de ressources humaines avec chaque membre de l’équipe une fois par an pour faire le bilan et voir pour la suite. Ce n’est sans doute pas assez, mais je pense que les canaux de communication sont ouverts, et que s’il y avait un enjeu ou quelque chose de majeur, la discussion aurait lieu en dehors de ces rencontres.
Après, je pense qu’il faut accepter parfois qu’une collaboration puisse se terminer. Je vois un danger dans notre milieu à associer une personne à une organisation. Je crois fortement au renouveau des institutions. Je pense qu’à un moment donné ma responsabilité comme directrice va être de quitter pour laisser la place à quelqu’un d’autre. Alors, si je me permets d’avoir cette réflexion-là, il faut que chaque personne de l’équipe sente aussi qu’il va cheminer dans l’équipe de la Machinerie d’un point A vers un point B de sa carrière. Il faut prendre en considération les besoins de notre organisation, mais aussi ceux des personnes qui contribuent à son développement.
Machinerie : Pour finir, à ton avis, en quoi réside une bonne gestion des ressources humaines?
Rachel : Je dirais que la toute première chose est l’écoute. C’est difficile écouter, sûrement une des choses les plus difficiles qui existent, mais une des plus importante. Cependant, l’écoute n’est jamais suffisante, il faut, je crois, se baser sur notre intuition, car il y aura toujours des choses non dites, non verbalisées. Troisième chose, le temps. Ça prend du temps d’apprendre à connaître quelqu’un – se connaître soi-même constitue déjà tout un processus. Selon moi, pour une bonne gestion des ressources humaines, la direction devrait y consacrer environ 15 à 30% de son temps. En quatrième position vient l’agilité (le concept d’agilité dans le domaine de la gestion de projets comprend notamment la notion d’adaptation au changement et de remise en question constante des processus de façon à les améliorer). L’agilité dans le déploiement d’une organisation implique qu’il y ait également une agilité dans la gestion des ressources humaines qui peut être parfois un peu vertigineuse, mais qui me semble essentielle.
Machinerie : Le mot de la fin?
Rachel : Personnellement, je suis une jeune gestionnaire et je réalise que je n’ai pas vraiment de modèles de leadership au féminin de directrices de ma génération. J’aimerais être mentorée par une femme qui m’inspire! Le plus grand enjeu est donc à mon sens de trouver un style de leadership qui corresponde à sa personnalité, à sa génération. Et de toujours rester « agile ». J’aimerais, par exemple, être capable comme gestionnaire culturelle de relever le défi d’avoir une organisation qui se transforme pour être complètement inclusive. C’est une grande préoccupation pour moi et je sais que c’est moi qui doit être vectrice de changements en tant que direction, que je dois m’assurer d’avoir un comportement adéquat pour faire évoluer ces causes qui me tiennent à cœur. Dans le contexte de la Machinerie, nous avons fait le choix de réfléchir à tout cela en groupe et c’est une grande chance.
Rachel Billet s’intéresse aux modèles innovants d’organisation dans le secteur des arts vivants depuis sa maîtrise Métiers des arts et de la culture (Université Lyon 2) en 2007. Sa recherche de fin d’études sur la co-construction des espaces de diffusion à Montréal l’amène à rejoindre les membres de La 2e Porte à Gauche de 2010 à 2016, où elle assurera la Direction générale de l’organisme les trois dernières années. En parallèle, Rachel a exercé durant 8 ans au sein de cellules administratives de plusieurs organismes (à tour de rôle : Les éditions Esse, les Sœurs Schmutt, le festival OFFTA, l’Agora de la danse) et a assuré des mandats de consultation ponctuels auprès de nombreux artistes. Rachel connait bien les défis organisationnels des créateurs et des organismes culturels, la gestion de projets artistiques et s’inspire sur le terrain de la théorie de l’Acteur-réseau.