De la simple alliance vers la mutualisation de ressources

Plus qu’une simple collaboration entre des artistes et OBNL du milieu culturel, la mutualisation de ressources peut devenir un accélérateur dans le développement stratégique d’une compagnie.

L’équipe a rencontré George Krump, gestionnaire culturel ayant développé une expertise en mutualisation, afin de se prononcer sur cet enjeu.

Machinerie : Qu’est-ce que la mutualisation? Comment cette approche peut-elle se concrétiser dans la gestion d’une compagnie de production?

George : Il n’y a pas de définition ou de modèle unique de la mutualisation. Pour moi, il s’agit d’une manière de penser, de travailler en collaboration. Les fondements sont toutefois toujours les mêmes : l’action de partager ou de mettre en commun quelque chose. Bien entendu, dans la mutualisation, il y a l’idée de « mutuel », il faut regrouper plusieurs individus ou organismes dans un projet commun. Chaque partie prenante retire donc des bénéfices de cette collaboration, même si ces bénéfices ne sont pas nécessairement répartis également pour chaque partenaire.

Cette approche peut se concrétiser différemment selon la nature de la ressource à mutualiser. Il y a une multitude de possibilités de mise en commun. On pense tout de suite à des espaces, des équipements, des ressources matérielles. Cela pourrait être des individus aussi, que ce soit des employé·es ou une clientèle. Sinon, on peut souligner quelques exemples plus immatériels, c’est-à-dire des expertises, des connaissances, des données ou des territoires.

La mutualisation peut également se concrétiser dans la réalisation de la mission d’un organisme ou d’une compagnie. Des partenaires pourraient vouloir collaborer avec un OBNL ou un artiste complémentaire pour réaliser un projet ensemble (un organisme dont la force est la création et l’autre la médiation culturelle, par exemple).

L’idée n’est pas de prendre des biens et de les diviser en deux. Il s’agit plutôt de mettre en commun des ressources mutuelles ensemble. La somme des ressources impliquées rend le projet plus fort.

Machinerie : Est-ce que la mutualisation est différente d’un partenariat?

George : Partenariat, collaboration, ce sont différents mots qui vont parfois nommer la même chose. Un partenariat, le temps d’un projet, c’est une mutualisation. C’est pour cette raison que je considère la définition de la mutualisation de façon peu précise et flexible. La valeur ajoutée, c’est la façon de travailler ensemble. Dans une mutualisation, la considération de l’autre se fait en tout temps. Les parties prenantes demeurent constamment à l’affût de ce qui aurait le potentiel d’être partagé, ce qui pourrait être fait au bénéfice des partenaires.

En associant plusieurs parties prenantes ensemble, la somme de leurs actions devient plus forte. En mettant en commun les réseaux et communautés, l’impact d’une action devient plus grand, plus fort. On peut étendre notre influence et notre rayon d'action.

Machinerie : Comment envisage-t-on une telle démarche? Est-ce qu’il y a des étapes?

George : Selon le degré de complexité du projet de mutualisation, il n’est pas nécessaire de passer à travers une suite d’étapes, par exemple, pour le simple partage d’un objet.

Cependant, il y a pour moi trois conditions à remplir lorsqu’on envisage une démarche de mutualisation.

1. S’assurer d’avoir de bons partenaires.

2. Bien comprendre pourquoi les deux partenaires veulent réaliser cette démarche de mutualisation et toujours se référer à cette impulsion de départ lors de l’évolution du projet.

3. Avoir envie de collaborer ensemble. Au moins autant qu’en avoir besoin. Dans un contexte où un partenariat devient exclusivement utilitaire, les relations deviennent opportunistes et on risque de perdre l’essence même de la mutualisation.

Machinerie : Quels peuvent être les bénéfices d’une mutualisation de ressources?

George : Il faut considérer les conditions de départ, à savoir quelles sont les raisons pour lesquelles deux organismes ou individus décident de collaborer ensemble. Toutes sortes de bénéfices peuvent découler d’une mutualisation.

Bénéfices économiques : la mutualisation permet de bonifier nos activités en accédant à une capacité organisationnelle supérieure. Grâce à cette mise en commun de ressources, on peut mutuellement réaliser davantage car les capacités sont additionnées. Cela ne devient plus juste de l’économie, mais un réel partage d’expertises qui permet de produire plus. Toutefois, si l’économie monétaire est la seule raison de faire une mutualisation, ce n’est pas pérenne. Il ne faut pas sous-estimer les coûts d’une mutualisation. Plus il y a de partenaires, plus il y a du temps de coordination, ce qui a un coût en temps et en argent.

Bénéfices stratégiques ou politiques : en associant plusieurs parties prenantes ensemble, la somme de leurs actions devient plus forte. En mettant en commun les réseaux et communautés, l’impact d’une action devient plus grand, plus fort. On peut étendre notre influence et notre rayon d’action. Détail à ne pas négliger : collaborer avec un compétiteur peut bien paraître aux yeux des subventionneurs!

Bénéfices philosophiques : avoir une culture de travail cohérente avec nos valeurs ou notre mandat en instaurant une pratique de partage. Le bénéfice de ce genre de mutualisation se concrétise dans la collaboration même.

George Krump évolue dans le secteur des arts et de la culture depuis près de trente ans. Après des études en théâtre, il a œuvré pendant une quinzaine d’années comme comédien, marionnettiste, auteur, traducteur, médiateur culturel pour des compagnies francophones et anglophones, dans des productions grand public et jeune public, avant de se consacrer à la gestion culturelle, à la consultation et à la recherche.

Comme gestionnaire, il a occupé des postes de direction générale pour des compagnies de création et de production en théâtre et en danse — notamment Louise Bédard Danse pendant plus de dix ans ainsi qu’au Théâtre La Chapelle

Au cours des dernières années, il a réalisé plusieurs mandats à titre de directeur d’enquête ou de mandat, comme conseiller sénior ou animateur/facilitateur, auprès d’administrations municipales, d’institutions publiques, d’associations de secteur, d’organismes culturels et aussi auprès d’artistes individuels. Ces mandats étaient liés au développement culturel ou organisationnel, au patrimoine, aux enjeux de ressources humaines, à la planification stratégique, à la planification de projets de mutualisation, etc.

L’épuisement professionnel dans le milieu de la culture

Que ce soit en tant que créateur·trice ou de travailleur·se culturel·le, l’épuisement émotionnel, mental et physique guette. Pour décembre, la Machinerie aimerait souligner ce phénomène sous-estimé, et grandement normalisé dans le milieu culturel.

L’équipe a réalisé une entrevue avec Stéphanie Laurin, gestionnaire culturelle et détentrice d’une maîtrise en gestion d’organismes culturels, dont le mémoire est orienté autour de l’épuisement professionnel dans le milieu de la culture.

Machinerie : Qu’est-ce qu’un épuisement professionnel? Comment en reconnaître les symptômes, les prévenir?

Stéphanie : Pour définir l’épuisement professionnel, je vais citer une définition qui, en mon sens, est on ne peut plus complète : « L’épuisement professionnel est un état de fatigue général se traduisant par un affaiblissement physique, une exténuation émotionnelle, des sentiments de désespoir, une perte de concentration, une fatigue intellectuelle ainsi que par le développement d’une attitude négative aussi bien vis-à-vis de soi-même, que de son travail, de la vie et des gens. L’épuisement professionnel est l’aboutissement d’un très haut niveau de stress au travail, maintenu trop longtemps. » (d’après l’Association paritaire pour la santé et la sécurité du travail secteur « affaires municipales » (APSAM) avec la collaboration du Docteur Serge Marquis, 2003)

Cette définition est assez complète, car elle touche autant aux symptômes qu’aux causes. Puis, elle résume très bien en quoi consiste un épuisement professionnel.

On peut reconnaître les symptômes du burn-out à différents niveaux :

Symptômes physiques : fatigue généralisée, difficulté à se lever le matin, tension musculaire, problème respiratoire, affaiblissement du système immunitaire, nausées.

Symptômes comportementaux : sautes d’humeur, irritabilité, émergence d’un comportement toxique et un sentiment d’impuissance.

Symptômes psychologiques : attitude négative envers soi-même, attitude négative envers les autres, perte d’espoir, idées noires, diminution de la vigilance et même de la mémoire.

Pour prévenir l’épuisement professionnel, les études démontrent le rôle clé du dirigeant dans les OBNL. En effet, les habiletés de direction des superviseurs, leur style de gestion et la culture de l’entreprise affectent positivement ou négativement la santé mentale des coéquipiers. Avant même de parler d’évaluation de la charge de travail, il faut que la direction mette en application des dynamiques constructives permettant de satisfaire les trois besoins fondamentaux de l’employé·e, soit : le besoin d’autonomie, le besoin de compétence et le besoin d’affiliation sociale. Cela signifie, par exemple, la possibilité de participer aux prises de décision, l’accueil et la considération d’initiatives de l’employé, l’accès à un salaire adéquat, ainsi qu’offrir la latitude nécessaire pour que les membres de l’équipe sentent qu’ils peuvent évoluer au sein de l’organisme. La reconnaissance est absolument nécessaire pour renforcer le sentiment de compétence du travailleur·euse. Ce type de renforcement et faire preuve d’empathie instaure une approche bienveillante, digne d’une bonne gestion d’équipe. Quant au besoin d’affiliation sociale, il est alors question de la qualité de l’environnement de travail, de la qualité des relations interpersonnelles, de même que la position de l’individu au sein de l’organisme.

Le rôle du leader s’entremêle donc avec la culture d’entreprise, car l’un ne va pas sans l’autre.

Il ne faut toutefois pas oublier la responsabilité de l’individu. En effet, tant au niveau des employé·e·s que des dirigeant·e·s, les travailleur·euse·s se doivent aussi d’adopter certains comportements et de rester à l’affût de certaines situations pour éviter l’épuisement professionnel. Il doit agir comme baromètre quant à ses aptitudes dans l’accomplissement de ses objectifs et de la charge de travail. S’il sent qu’il en a trop, que les objectifs ne sont pas assez clairs, il en est de sa responsabilité de verbaliser le tout.

Machinerie : Qu’en est-il de la réalité des pigistes?

Stéphanie : On ne peut parler d’épuisement professionnel en culture sans parler du statut de pigiste très répandu. La condition de pigiste offre une flexibilité d’horaire, mais elle vient avec son lot de stress puisque chaque contrat à venir demeure incertain. Plusieurs personnes sont alors portées à trop en prendre en même temps, de peur de manquer de travail, ce qui leur occasionne une surcharge quantitative.

Les horaires instables des emplois contractuels qui caractérisent le statut de pigiste engendreraient davantage l’épuisement professionnel. Aucune structure de soutien ne peut permettre aux pigistes de s’arrêter pour prendre du mieux, comme ils n’ont pas droit à l’assurance-emploi dû à leur statut d’emploi. La surcharge quantitative est un facteur que l’individu doit lui-même être en mesure de jauger pour mieux répartir ses contrats.

On peut donc dire que c’est une tendance à surveiller, mais que personne d’autre que l’individu lui-même ne peut être en mesure d’équilibrer sa situation d’emploi.

Voilà la roue de la performance, de l’efficacité, de l’instantané, du « maintenant, tout de suite ». C'est-à-dire que les projets vont tellement vite et sont tellement intenses en culture qu’on ne prend pas le temps de se demander si ce système est pérenne ou même sain. On est trop dans une efficacité des choses. Je ne sais pas ce qui va changer la culture du milieu.

Machinerie : Pouvons-nous parler de « fatigue culturelle »? Est-ce que notre milieu est plus propice aux épuisements professionnels? Si oui, pourquoi?

Stéphanie : Oui, complètement. Pour le·la travailleur·euse culturel·le, l’élément fondamental est le sens au travail. L’individu doit être en phase avec ses motivations personnelles et ses tâches professionnelles. La plupart de ces travailleur·euse·s oeuvrent dans ce secteur par passion, comme c’est souvent le cas avec les autres métiers précaires (en santé, le secteur communautaire, etc.). Toutefois, le·la travailleur·euse culturel·le est investi d’une sorte de mission (artistique), d’un appel inexplicable et intangible envers l’art, qui est presque de l’ordre de la foi. Il est donc très difficile de faire une scission entre le travail et la vie personnelle. On ramène nos passions à la maison. Il n’y a donc pas d’espace de repos, de punch-out, si je puis dire. De plus, la précarité du milieu des arts peut créer une tension entre cette passion et l’incapacité d’agir dû au manque de ressources financières et humaines. À cela s’ajoute un facteur très insécurisant propre au milieu de la culture, c’est-à-dire l’absence de filet social (assurances, de congés maladie, etc.).

Machinerie : Quelles sont les bonnes pratiques pour avoir des habitudes professionnelles saines?

Stéphanie : Il faut scinder le travail et la vie personnelle. Il faut se trouver des trucs pour qu’il y ait une séparation entre le « moi » au travail, et le « moi » post-travail. Cela pourrait être aussi simple que de changer de vêtements en arrivant à la maison. D’autres astuces peuvent être utiles, par exemple, éviter d’utiliser son téléphone personnel pour les communications professionnelles, accepter qu’au-delà d’une certaine heure il n’est plus question de regarder (et répondre à) ses courriels, etc. Il est nécessaire de trouver des espaces de repos, mentaux et physiques. Ces espaces peuvent être le sport ou la méditation, qui gagnent en popularité pour des raisons évidentes. Les gens ont besoin de cet espace. C’est non seulement salutaire, mais essentiel.

Machinerie : As-tu un commentaire plus personnel à dire sur l’épuisement professionnel?

Stéphanie : J’ai l’impression que nous sommes dans une roue en marche et qu’il est difficile de la ralentir. Je n’applique pas moi-même mon exemple d’éviter de répondre aux courriels passé une certaine heure, car on attend de moi une réactivité constante, puisque mes interlocuteurs feront preuve de cette même réactivité et ainsi de suite. Voilà la roue de la performance, de l’efficacité, de l’instantané, du « maintenant, tout de suite ». C’est-à-dire que les projets vont tellement vite et sont tellement intenses en culture qu’on ne prend pas le temps de se demander si ce système est pérenne ou même sain. On est trop dans une efficacité des choses. Je ne sais pas ce qui va changer la culture du milieu. Peut-être qu’il faudra qu’un grand nombre de travailleurs s’effondrent simultanément pour que tout le secteur soit handicapé et que là, vraiment, on provoque une remise en question du rythme de travail. D’ici là, il faut rester humain tant comme employé·e que comme porteur de projet. Nous devons de part et d’autre être à l’écoute, demeurer empathiques et nous assurer que les équipes mettent en place des bons systèmes pour éviter l’épuisement professionnel.

Après un BAC en Études théâtrales, Stéphanie Laurin cofonde les Productions Aequo. Au sein de cet OBNL, elle fait ses premières armes en production et diffusion de pièces de théâtre, d’expositions d’art visuel et de courts métrages. À partir de 2016, elle retrouve son champ de prédilection en joignant l’équipe du Théâtre PÀP, d’abord comme responsable des communications pour rapidement devenir adjointe à la direction et responsable du développement jusqu’à l’automne 2020. À travers son parcours professionnel, elle obtient une maîtrise en gestion des arts aux HEC dont la thèse porte sur l’épuisement professionnel chez les travailleurs culturels. Depuis juin 2019, Stéphanie est la codirectrice générale et la directrice administrative d’Empire Panique, la compagnie du créateur Philippe Boutin. À travers ses divers engagements, elle assure quelques mandats de charge de projets auprès de compagnies de créations théâtrales comme Sibyllines et Orange Noyée. En septembre 2020, Stéphanie Laurin entre en poste à titre de productrice exécutive chez Transistor Média, une boîte de production de baladodiffusion.