Comment incarner son identité artistique publiquement?

Les activités du mois de novembre et de décembre étaient orientées autour de l’identité artistique. Au cours de cette série, la Machinerie a réalisé une entrevue avec 2Fik, un artiste dont la personnalité embrasse l’ensemble de ses créations, et en devient même le fil rouge. Nous vous proposons ici un retour sur l’inspirant café-causerie auquel il a participé.

temps de lecture : 8 minutes

Machinerie : Pourrais-tu nous présenter ton histoire en tant qu’artiste? Comment ta pratique artistique s’est développée?

2Fik : Ce qui est très intéressant, c’est que mes études faites en France, qui ne m’ont servies en rien pour ma carrière professionnelle au Québec, me servent enfin en tant qu’artiste. J’ai étudié en communication et en publicité ; j’ai donc toujours été très intéressé par le concept de produit et sur les façons de faire de la mise en marché envers une clientèle.
Je suis arrivé au Québec en 2003 et malheureusement, mes diplômes n’ont pas été reconnus. Je me suis retrouvé dans le milieu communautaire et j’y ai travaillé pendant 15 ans. C’est en parallèle à ce passage dans le milieu communautaire que j’ai commencé à développer une pratique artistique dans laquelle je me mettais en scène en train d’incarner physiquement des personnages. Je dis personnages, car initialement il n’y avait pas de noms, de personnalités. C’était vraiment juste pour jouer, ainsi qu’une façon de faire un détournement de l’autoportrait. J’ai commencé à jouer avec mon physique et avec des costumes, ce qui m’a amené à développer ma démarche artistique autour de l’identité.
Aussi, c’est intéressant de voir la perception que les gens ont de la personne derrière l’œuvre. Maintenant, j’ai créé tellement de personnages qu’on ne sait plus quelle est ma véritable identité. Je pense que j’ai bien réussi à disparaître en tant qu’individu. Beaucoup de gens sont surpris de voir qu’au quotidien je ne suis pas en hijab et en talons! Et c’est au moment où j’ai ancré mon identité d’artiste que j’ai commencé à communiquer celle-ci publiquement.

Machinerie : Comment ta vie personnelle enrichit-elle ta pratique artistique?

2Fik : Il fut une époque où ma vie personnelle souffrait de ma vie artistique. Je suis un homme cis homosexuel nord-africain. J’appartiens, entre autres, à la communauté gaie. La perception de mon travail artistique avait des effets directement sur la perception de ma masculinité et de ma personne. Pour beaucoup d’hommes, je n’étais plus véritablement un « homme », car je portais des robes. Au début de ma carrière, ces jugements m’atteignaient. Je ne suis pas que l’artiste, je suis aussi l’être humain. Il y avait tellement de choses que je faisais pour mon travail qui avaient un impact sur mon quotidien qu’à un moment je me suis demandé si je n’étais pas devenu une œuvre d’art ambulante; à un point tel que j’ai dû faire une délimitation entre mon travail artistique et « moi ». D’un autre côté, je pense que mon travail artistique m’a permis d’être extrêmement confortable avec mon physique, mon corps, mon visage. Grâce à cela, j’ai un véritable détachement face à mon image.

Machinerie : L’interdisciplinarité fait partie intégrante de ton identité artistique. Est-ce que tu définis comme un artiste visuel? Un artiste de la performance? Un artiste multimédia?

2Fik : Je ne peux pas répondre à cette question. Au début, je disais que j’étais un artiste autodidacte. Puis autoproduit. Ensuite, un artiste visuel. Après cela, j’ai commencé à faire de la vidéo, alors j’ai intégré le terme multidisciplinaire. Malgré toutes ces étiquettes, je trouve toujours ces termes trop réducteurs. On aime tellement mettre des étiquettes sur tout, alors que dans ma démarche, j’essaie justement de briser les étiquettes qu’on peut poser sur des gens. Maintenant, je dis simplement « Artiste ».

Machinerie : Tu as une personnalité médiatique qui ne se contraint pas à l’écosystème des arts vivants. Peux-tu nous parler des autres communautés qui suivent tes créations?

2Fik : C’est intéressant que tu soulignes que je touche une diversité de communautés. Je l’ai particulièrement constaté avec ma campagne de sociofinancement. J’ai été très surpris de la diversité des profils de mes donateurs et donatrices : autant des grands collectionneurs adeptes de Cindy Sherman que des étudiants aux moyens plus limités. Puis, je pouvais pratiquement replacer mon passage dans différentes régions : du Texas à l’Irlande! J’y voyais une liste de personnes que je ne connaissais pas, mais que j’avais eu l’occasion de rencontrer, par exemple, pendant une performance.

L'enjeu que j'ai et qui m'habitera toujours est : comment ne pas me répéter? J'essaie de me réinventer à chaque œuvre.

Machinerie : Est-ce que tu t’adresses à toutes ces communautés?

2Fik : Oui, j’y tiens. Je m’adresse à tous ces gens de la même façon, et c’est ancré en moi depuis le début de ma pratique. Je soutiens que l’art doit être accessible à tout le monde, sans exception. Il est vital que je prenne autant le temps de discuter avec un grand collectionneur qu’avec une mère de famille, par exemple. Je viens d’une famille qui n’est pas du tout artiste. Mon père est boulanger-pâtissier, et ma mère est au foyer. Je me rappelle encore de la fois ou j’ai dit à mes parents que je voulais visiter le Louvre, et qu’ils m’ont répondu que « ce n’était pas un endroit pour des gens comme nous ». L’art doit être là où on ne l’attend pas, pour éviter ce genre de situation. Maintenant, des décennies plus tard, mon père parle de ma démarche artistique à son entourage!

Machinerie : Ton identité individuelle est intrinsèquement liée à ton identité artistique. Comment vis-tu cela dans l’espace public?

2Fik : Il faut faire le deuil d’une certaine tranquillité. C’est-à-dire que je crée une œuvre, mais je ne suis pas mon œuvre. Par contre, je sais que mon corps, mon physique, c’est celui que le public voit dans les photos. Par conséquent, je dois être prêt à tout moment à être contraint de passer de Toufik (l’humain) à 2Fik (l’artiste). Il faut faire le deuil d’être perçu comme un individu anonyme. Cependant, je considère que si quelqu’un prend le temps de venir me parler ou me poser des questions, je vais lui donner mon attention. Ça prend du courage, aller parler à un inconnu. Cette personne a aussi certainement un point de vue qui va m’intéresser, je vais apprendre quelque chose de cette personne.

Machinerie : En tant qu’artiste, c’est toujours difficile de retracer ton public. Penses-tu que tu as un public?

2Fik : Oui, je pense que j’ai un public. Est-ce que ce public est homogène? Je ne crois pas et c’est ce que j’adore. Je crois que la raison pour laquelle ça fonctionne, c’est que je suis totalement sincère dans ce que je fais. J’ai une grande foi en ma pratique artistique. Je crée non pas pour satisfaire un public, mais parce que j’assume et je crois en ce que je fais. J’arrive à toucher une multitude de gens parce que je suis entièrement transparent dans ma façon de créer. Je crois sincèrement que le public peut sentir quand une œuvre a été bâclée ou qu’elle ne répond pas à une impulsion authentique de l’artiste. J’ai développé un public qui apprécie mon art, et pas seulement la personne derrière la création.

Machinerie : Comment tes œuvres artistiques façonnent-elles ton image de marque? Et à l’inverse, est-ce que ton image de marque vient nourrir ta pratique artistique?

2Fik : L’un vient nourrir l’autre, et vice versa. Et ça peut être un cercle vertueux, tout comme ça peut être un cercle vicieux.
Aussi, j’ai un processus créatif qui est très lent. Par exemple, il faut attendre que ma barbe pousse avant de faire une certaine performance. Puisque mon processus créatif est long, je prends des mois à réfléchir à l’œuvre, et tout ce qui l’entoure. Dès que je passe à l’acte, tout se déroule très naturellement, car mon processus est solide a été pensé d’avance. L’œuvre est donc pensée en adéquation avec la promotion qui y est rattachée.

Machinerie : Vis-tu des enjeux dans ta mise en marché?

2Fik : L’enjeu que j’ai et qui m’habitera toujours est : comment ne pas me répéter? J’essaie de me réinventer à chaque œuvre. Par exemple, j’ai toujours travaillé seul, j’ai toujours assumé tous les rôles de mes créations : styliste, modèle, photographe, montage photo, etc. Avec le temps, je fais des projets de plus en plus gros et, pour la première fois, je vais avoir des collaborateurs (pour la scénographie, la lumière, le son). Cette nouveauté me fait peur et je trouve cela très sain. Si on a pas peur, ça veut dire qu’on ne sort pas de sa zone de confort en tant qu’artiste. Je crois véritablement que c’est important de se mettre en danger. Et le jour où je me mettrai confortable, c’est le jour où mes œuvres deviendront franchement plates!

2Fik est directeur artistique, photographe, modèle et performeur de ses œuvres qui jouent avec la réalité, les genres, les identités, les croyances, les sexualités et les perceptions. Ses travaux incluent la photographie, la performance, la vidéo et les arts numériques.